Je soufre en silence


L'Histoire du soufre est très ancienne, mais pour ses utilisations vinicoles - ou s'en rapprochant - les traces sont bien plus récentes.

Tout au plus est il possible d'indiquer que son action désinfectante est signalée par Homère (- 900) dans son Odyssée :

"Nourrice, apporte-moi du feu, du soufre salutaire, que je soufre la salle; puis va dire à Pénélope de venir."
C'est en effet ce que demande Ulysse après avoir allègrement massacré les prétendants de Pénélope (et quelques malheureuses greluches), afin de purifier la dite salle.

La première trace avérée, légale et argumentée de son utilisation en œnologie remonte à 1487. A cette date un décret prussien dit en effet comment et dans quelle quantité maximale on est autorisé à l'utiliser :


- au maximum 16.82 g de soufre pour 860 litres de vin
[soit 18.8 mg de soufre / litre ... ce qui est très faible, peut laisser perplexe et a donc conduit certains commentateurs à penser qu'il y a eu erreur de transcription]

- mélanger soufre pulvérisé, herbes aromatiques et encens [on retrouvera cela plus tard, chez Olivier de Serres]

- y ajouter des copeaux de bois
[oui oui : c'est AUSSI très probablement la première utilisation officielle de copeaux en œnologie]

- faire brûler le tout dans un fût vide que l'on remplira ensuite.

Il s'agit alors de conserver la fraîcheur et d'éviter le brunissement des vins allemands.

A noter que l'on a une trace bien antérieure mais moins précise. Pourtant j'ai longtemps cru qu'il n'y avait pas trace d'utilisation du soufre en vinification chez les romains et qu'il n'était donc évoqué que comme insecticide (contre la pyrale) ... et je me suis trompé.
En effet, dans le Livre XIV de son Histoire Naturelle, Pline l'Ancien cite Caton dans "De Re Rustica" (je ne suis pas allé (suffisamment) chercher le texte d'origine) :

"Caton ordonne de parer les vins en mettant pour un culeus [194 litres] un quarantième de lessive bouillie avec du vin cuit, ou une livre et demie de sel avec du marbre en poudre  il fait aussi mention du soufre parlant de la résine qu'en dernier lieu"

En France, côté vin, c'est Olivier de Serres qui ouvre le ban en 1600 avec le livre 3ème de son "Théâtre de l'Agriculture et mesnage des champs", essentiellement au chapitre X ou il donne des avis contrastés et qui laisseront peut-être perplexes ceux qui se réclament du bon vieux temps.

Il y traite entre autres de la maladie de la pousse, dont j'ai déjà parlé par ailleurs mais sans y citer ce texte d'Olivier de Serres :

Chapitre X :
Eclaircir les vins nouveaux, les diversifier en couleur et saveur, les conserver en bonté, remettre les pousses.

"Plusieurs matières y a-t'il desquelles indifféremment on se sert pour parvenir au but de ce chapitre, mais nous emploierons seulement celles qui sont bonnes à manger, puisqu'il est question d'en avaler le goût, rejetant comme pernicieuses à la santé l'alun [ = sulfate double d'aluminium et de potassium ] le soufre, l'argile, la chaux, le plâtre, la raclure de marbre, la poix, la résine, et semblables drogueries, que pour satisfaire à leur avarice les trompeurs cabaretiers emploient à sophistiquer leurs vins, sans distinction des qualités des dites matières, ni du bien ni du mal qui peut en advenir à ceux qui en boivent.
Pour préserver les vins de toute corruption, mêler parmi eux quelques onces d'alun de roche, de soufre et de sel pulvérisé, ou faire bouillir les dites matières dans du vin et chaudement les verser dans le vin dont il est question.
Le vin gâté ou poussé, en latin dit Vappa, se remettra et rendra buvable par ce moyen. Il sera gardé jusqu'aux vendanges prochaines dans des tonneaux bien nets, auxquels on l'aura remué, l'ôtant de sa lie pour n'y croupir. Alors on le fera passer par le travers du marc des raisins, duquel fraîchement le vin aura été tiré, le jetant par dessus pour y séjourner quelques jours afin d'y bouillir d'où retiré, le trouverez clair et net. Si pour la première fois cela ne rencontre du tout bien, y retournerez une seconde, voire une troisième, et jusqu'à ce qu'il soit venu au point de désiré. Mais chaque fois changeant le marc nouveau, pour avoir tant plus de vigueur. Logerez après ce vin en tonneaux francs et nets, parfumés avec la composition suivante : pulvérisez de la cannelle, girofle, muscades, poivre, gingembre, graine de paradis & d'encens de chacune demi once. Infuser tout cela dans du soufre fondu sur petit feu, de quoi enduirez ou incrusterez des minces retaillures de bois de bouleau, vert et non sec, faites à tout le rabot de charpentier, pour ainsi mixtionnées les faire brûler dans le tonneau, à ce que fumée en sortant s'attache comme suie dans l'intérieur du tonneau."

On est là, à l'évidence, dans l'utilisation de l'une des propriétés du soufre : son action antiseptique (en préventif ainsi qu'en curatif).


En 1759, Nicolas Bidet emboîte le pas à Olivier de Serres en faisant du préventif qui utilise - sans le  dire ainsi - une autre propriété du soufre, son action anti-oxydante :


"Dans le premier tirage au clair, de peur que le vin ne prenne l'évent, ils sont dans l'usage de faire couler dans le tonneau un petit bout de mèche soufrée large d'un demi pouce, & long d'un pouce et demi."

S'ensuivent des propositions de compositions de mèches soufrées (voir ci contre (2)). 



En 1772 l'Abbé Rozier revient sur l'intérêt de l'usage préventif du soufre, afin d'assurer la bonne conservation du vin :

"Ceux qui désireront que le vin se conserve pendant plusieurs années, ou qui le destinent à lui faire passer la mer, le soufreront, ou muteront ; savoir en janvier, & lorsqu'ils le soutireront en Mars. Je dis qu'il faut muter ou soufrer ces vins en Janvier & Mars (soufrer, muter exprime la même chose), arrêtons nous un moment sur ces deux objets. Cette opération est indispensable pour les vins trop aqueux & de petite qualité, principalement pour ceux qui aigrissent et poussent promptement. Elle convient en général à toute sorte de vin, excepté à ceux qui sont visqueux, sirupeux, qui par conséquent on besoin d'une fermentation plus active. La vapeur du soufre enflammé ôté l'élasticité à l'air surabondant, ce qui suspend la fermentation, & ce qui revient à peu près au même que si on mettait une liqueur fermentante dans le vide."



Tout en évoquant l'action protectrice du soufre, l'Abbé Rozier donne également le principe et le mode opératoire du mutage, et ce bien avant que Pasteur ne mette en évidence le rôle des levures dans la fermentation alcoolique.






 



En l'An VIII (1800) pour Chaptal la messe est dite : le soufre évite l'apparition de défauts qualitatifs des vins rouges comme blancs :

"On y tire les vins blancs à la fin de frimaire et on les soufre ; ils demandent plus de soin que les rouges, parce que contenant plus de lie, ils sont plus disposés à graisser.
On ne tire au clair les vins rouges qu'à la fin de ventôse ou de germinal. Ceux-ci tournent plus aisément à l'aigre que les blancs ; ce qui force de les conserver dans des celliers plus frais pendant les chaleurs. Nous pouvons réduire au soufrage et à la clarification tout ce qui tient à l'art de conserver les vins."

Mais Chaptal ne s'arrête pas là, car il évoque aussi l'action du soufre sur l'aspect et la couleur des vins (mais, en revanche, pour l'explication de la prévention de la piqûre c'est pas encore gagné ...) :

"Le soufrage rend d'abord le vin trouble et sa couleur vilaine ; mais la couleur se rétablit en peu de temps et le vin s'éclaircit. Cette opération décolore un peu le vin rouge. Le soufrage a le très précieux avantage de prévenir la dégénérescence acéteuse. Quoique l'explication de cet effet soit difficile, il me parait qu'on ne peut le concevoir qu'en le considérant sous deux points de vue :
>1°. A l'aide du gaz sulfureux on déplace l'air atmosphérique, qui sans cela se mêlerait avec le vin, et en déterminerait la fermentation acide.
>2°. On produit quelques atomes d'un acide violent qui suffoque, maîtrise et s'oppose au développement d'un acide plus faible."

Bien sûr Pasteur, s'intéressant en 1866 aux micro organismes du vin s'est penché sur le soufre et son utilisation :
"Le méchage des fûts est une des plus anciennes pratiques de l’art de faire le vin."

Ce n'est que bien plus tard que les études scientifiques basées sur les progrès de la microbiologie ou la chimie viennent éclairer le rôle du soufre.
Par exemple dans la "Contribution à l'étude des oxydations et réductions dans les vins. Application à l'étude du vieillissement et des casses" de Jean Ribéreau-Gayon, dont la 2ème édition (celle que je possède) date de 1933 :

"On sait depuis longtemps que tous les vins reçoivent de l'acide sulfureux dans le but, connu depuis toujours, de les préserver d'une oxydation trop énergique ; parfois, l'acide sulfureux est ajouté à dise plus forte, dans un but antiseptique, dans les vins où on veut conserver du sucre non fermenté. Nous allons essayer d'analyser l'influence de l'acide sulfureux au cours de l'oxydation des vins, d'abord dans ce dernier cas, où une fraction de l'acide sulfureux reste à l'état libre, c'est à dire oxydable par l'iode."

Quasiment dans le même temps, on verra aussi apparaître les premières limites quantitatives basées non sur la quantité employée mais sur la teneur en composés soufrés des vins.

Car divers auteurs se sont alors intéressés aux différentes formes du soufre dans le vin (il sera alors dit "total", "libre", ou "actif"), à leurs intérêts respectifs et aux conditions qui déterminent les proportions respectives de telle ou telle forme dans un vin donné, à un moment donné.
Cette approche est toujours d'actualité, elle est même essentielle pour qui veut se protéger aussi efficacement que possible contre les sales bêtes du genre de Brettanomyces sp.

L'ensemble de ces travaux permet à l'évidence de mieux comprendre ce qu'est le soufre et surtout ce qu'il fait, ou pas, dans le vin - et dans quelles conditions -, ceci afin d'en raisonner le moment et la dose d'utilisation selon les conditions dans lesquelles on se trouve et l'objectif que l'on recherche.


Pour mémoire : l'intolérance aux sulfites (intolérance, et non pas allergie comme le répètent à l'envi un certain nombre d'opposants au sulfitage des moûts et des vins) est une réaction inflammatoire (qui ne fait pas intervenir le système immunitaire et n'est donc pas une allergie) entraînant des manifestations proches de l'asthme (réactions pouvant être particulièrement violentes chez les allergiques à l'aspirine qui sont, en outre, intolérants aux sulfites).
Cette allergie - qui n'en est pas une ! - est souvent utilisée à fortes doses chez les tenants du "sans soufre ajouté".
Alors je souffre, et pas toujours en silence.
Cette tendance au "sans soufre ajouté" est récente et revendique souvent une Nature qui, on l'aura compris, me laisse perplexe tant le vin me semble, dans l'ensemble de ses dimensions, bien plus un produit culturel qu'un produit naturel.
Il me semble, en outre plus facile de limiter les doses de soufre en Alsace, avec des acidités favorables à cela, plutôt qu'à Fitou ou en Médoc ...

Pour autant, j'espère que la lecture des quelques auteurs cités plus haut, puis de leurs successeurs (parfois moins intuitifs mais souvent plus étayés) permettra de se faire une idée de l'intérêt réel ou supposé du soufre dans le vin ... et des circonstances dans lesquelles on peut éventuellement envisager de s'en passer, ou au moins dans quelles conditions et pour quelles raisons on pourra réduire son utilisation au strict nécessaire.


(1) Pour la citation d'Olivier de Serres j'ai préservé la structure des phrases mais modifié les graphies et fait sauter un ou deux mots afin que le texte soit plus facilement compréhensible.

(2) En cliquant sur les photos on peut les agrandir et, ainsi, en faire la lecture dans de meilleures conditions.

(3) Les ouvrages cités font partie de ma collection personnelle. Je peux en faire des reproductions partielles pour qui le souhaite (nota : certains de ces ouvrages sont consultables et téléchargeables sur gallica).

(4) Je n'ai rien trouvé dans mes (vieux) bouquins sur la macération sulfitique ... mais sans doute n'ai je pas cherché au bon endroit !? Le cas échéant je reviendrai éditer ce billet ...

Commentaires

  1. Article on ne peut plus édifiant. Merci beaucoup. Cela répond à ma question et me permet, aujourd'hui, d'être plus cultivée qu'hier :-) Sue

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  2. Merci !
    Ca ne répond pas totalement à votre question initiale et il faudrait donc que j'en mette une seconde couche sur le côté plus récent et moderne (qu'est ce que ça fait, pourquoi comment et dans quelles conditions ça le fait et quelles sont les alternatives ... mais on est, pour le coup, sur l' cours d'oenologie moderne et je trouve ça moins rigolo. Peut-être le ferai je malgré tout ? Plus tard.

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  3. J’adore lire tes proses vineuses de temps à autre... Pourquoi ce soir ? Je n’ai pas de réponse. En revanche, je suis heureux d’y lire la référence à Pline l’Ancien, d’autant plus que l’on (tu en faisais partie...) me regardait de travers lorsque je l’évoquais en 2013 dans quelques réunions.
    Il y a un autre passage, qu’il faudrait pouvoir retrouver,´ (j’en ai perdu la référence malheureusement...) où Pline l’Ancien (ou un comparse, qui sait) constatait une meilleure conservation des vins dans les amphores lavées à l’eau du Vésuve que d’autres eaux. Sans le savoir (?) il relevait donc ici l’action aseptisante du soufre probablement contenu dans l’eau d’un territoire volcanique...

    A+
    Nicolas, le vetoenologue

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  4. Il y a bien longtemps que je n’étais pas venu faire un tour par ici. Mais comme j’aime ta « prose vineuse » de temps à autre.

    Par ailleurs, je suis heureux d’y lire la référence à Pline l’Ancien que j’évoquais dans les réunions techniques lorsque cela parlait SO2. On le regardait alors souvent d’un air dubitatif (voire « on » me disait que c’était faux ;-)

    Il y a une autre référence de Pline & Cie qu’il faudrait retrouver (hélas, j’en ai perdu la référence exacte au fil des déménagements...)

    Il (?) fait le constat d’une meilleure conservation du vin dans les amphores lavées à l’eau du... Vésuve.

    Autrement dit, il constatait alors l’action antiseptique du soufre contenu en quantité certainement notoire dans les eaux d’un territoire volcanique.

    A+
    Nicolas, vetoenologue

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    Réponses
    1. Merci !
      Sur le lavage aux eaux du Vésuve çà ne me dit rien ... mais je vais chercher dans mes bouquins. Sait-on jamais ...

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